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"Je reviendrai Lundi"

Il s'agit du récit d'une expérience très personnelle d’atelier d’écriture avec une personne âgée autour des photos de famille où l'on démontre les bienfaits de l'art-thérapie en général et de l'écriture en particulier sur la mémoire...et bien davantage encore !


Tous les lundis, depuis environ 2 mois, à 16h30 précises, j’ai un rendez-vous magique avec Lilyane pour un atelier d’écriture individuel. Je sais qu’elle attend avec impatience ce moment. Et moi aussi.

Lilyane a 86 ans et vit avec Marcel dans une résidence service, située dans une jolie petite ville de la banlieue ouest parisienne. Son appartement est coquet. Marcel, son cadet de 7 ans est fringuant et dynamique. A cet âge, les différences d’années comptent double. Il joue au bridge les lundi et mercredi, fait passionnément commerce de livres anciens (Marcel fait tout avec passion), s’occupe de la maison et des courses. « Il faut bien qu’il s’occupe dit-elle. Bah… je vois plus souvent ses talons que la pointe de ses chaussures. » Elle répète souvent cette phrase. Lilyane tire le signal d’alarme. Même si cette dame est entourée de sa famille et de ses petits-enfants qui viennent régulièrement lui rendre visite, elle se retrouve souvent seule à attendre Marcel et la pointe de ses chaussures. Alors, elle lit, joue du piano, regarde la télévision. Peu à peu son horizon se rétrécit. Sortir de chez elle lui semble insurmontable, tout comme participer aux activités diverses proposées par la résidence. Le cercle vicieux de la dépression se referme sur elle. Lilyane est devenue son propre geôlier ; son corps sa prison.

Sa mémoire immédiate également s’amenuise, devient lacunaire. Ce qui inquiète et angoisse beaucoup Marcel. Elle perd parfois la notion du temps, répète en boucle les mêmes demandes, oublie des mots… Il faut dire que Lyliane prend beaucoup, beaucoup trop de médicaments qui lui « rétrécissent » le cerveau comme elle dit : des anxiolytiques, des somnifères, des antidépresseurs, des anti-douleurs…et parfois de la morphine. Rien ne semble soulager sa douleur et sa fatigue immense. Une fatigue de vivre aussi. Lilyane tire le signal d’alarme.

Les médecins ne sont rien d’autre que des dealers officiels qui placent un couvercle chimique sur le mal-être de leurs patients. Ils tartinent de l’ordonnance au kilomètre, faisant des personnes âgées de véritables drogués. Du trafic en toute légalité ! Face à de désespérants résultats d’analyses dignes d’une adolescente, le lapidaire et honteux verdict médical tombe et renvoie Lilyane à sa souffrance : « tout est psychique chez vous, madame, tout est dans votre tête ». Lilyane repart avec une ordonnance longue comme le bras. Alors que les laboratoires s’en mettent plein les poches, elle continue à souffrir. L’homme de médecine prend-il seulement le temps d’écouter ?

Cela dit, le tableau clinique n’est pas des plus réjouissants : Lilyane a eu un cancer du côlon, a subi de nombreuses opérations. En effet, son corps n’est pas tout à fait le sien puisqu’elle possède 2 épaules, 2 hanches et un genou artificiels. Victime d’une mère maltraitante, elle a connu tout au long de sa vie de nombreux épisodes dépressifs. Pour couronner le tout, son existence, faite de déracinements, n’a pas toujours été facile. Heureusement que Lilyane a toujours pu compter sur Marcel qui la protège du mieux qu’il peut. Alors, qui du corps ou de l’esprit prend l’ascendant sur l’autre ? Soma Séma (le corps est le tombeau de l’âme), disait Platon. Sous la forme de pathologies diverses et maux variés, le corps ne cesse de crier une plainte qui ne demande qu’à être extériorisée, exprimée, non en symptômes, mais en mots.

Les mots…

Alors, comment aider Lilyane qui tire depuis des années cette même sonnette d’alarme, que l’on n’entend plus très bien, noyée qu’elle est sous le ronron de la plainte ?

Une idée est apparue, toute simple : mettre des mots sur les maux.

Et si je venais tous les lundis pour te faire écrire ?

Alors, depuis 2 mois, il n’y a rien d’autre dans mon agenda, le lundi après-midi, que mon rendez-vous avec Lilyane.

C’est un rendez-vous très particulier avec une personne très particulière puisqu’il s’agit de ma maman.

C’est désormais comme un rituel. A mon arrivée, toujours assise à la même place sur le canapé en cuir vert, elle joue au scrabble sur sa tablette et comme à chaque fois dit : « Ah, te voilà, ma chérie ». Elle referme sa tablette et dit en la désignant : « ça, c’est pour ne pas perdre les quelques neurones qui me restent ». Je l’embrasse. Sa peau est douce et incroyablement souple. Son corps que j’enlace est léger comme une plume. Elle me demande des nouvelles de la famille qu’elle me redemandera par la suite et nous passons dans la petite cuisine. L’endroit est exigu, mais nous nous y sentons bien. L’idée ne nous est jamais venue de nous installer à la grande table du séjour. Je referme la porte. Pendant deux heures au moins, nous nous calfeutrerons, protégées du monde, dans une sorte d’étrange cocon matriciel. L’eau chuinte dans la bouilloire. Je verse l’eau dans les tasses, le sachet de thé et dispose sur une assiette les petites mignardises que j’ai apportées.

Sur la table, avant que je n’arrive, elle a déposé un grand cahier d’écolier. A ses côtés, une enveloppe pleine à craquer de photographies anciennes. C’est à partir de l’une d’entre elles qu’elle travaille chaque lundi après-midi.

Invariablement, avant de commencer, elle me dit :

- Je ne sais pas si je vais pouvoir sortir quelque chose de ma pauvre tête aujourd’hui. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

- Mais non maman, tu dis ça à chaque fois et à chaque fois, tu écris un texte merveilleux et sensible.

- Non, mais aujourd’hui, c’est vraiment pire que la semaine dernière.

Chaque semaine est pire que la précédente selon elle.

- Alors, à partir de quelle photo veux-tu écrire aujourd’hui ?

Le dialogue est immuable, comme l’expression d’une insondable angoisse avant de sauter dans le grand bain de l’écriture.

Il y a quelques semaines, j’ai invité Lilyane à sélectionner une cinquantaine de photos de familles. Généralement, elle hésite entre deux ou trois d’entre-elles. La conversation s’engage alors sur le choix, toujours douloureux. Je sens tous les souvenirs se bousculer dans sa tête. Elle me parle des uns, des autres. En choisir une, c’est forcément renoncer à toutes les autres. Mais, je la rassure en lui disant que nous aurons tout le temps d’y revenir.

Une fois le choix arrêté, Lilyane écrit la date du jour sur son grand cahier, puis celle de la photo. Ce qui n’est pas toujours facile à déterminée. Mais ensemble, nous observons et disséquons les détails. Et c’est parti ! La bobine du temps se déroule, les souvenirs remontent à la surface de la mémoire trouée, la comble parfois. J’ai l’impression qu’un vieux projecteur de cinéma se remet en route dans la petite cuisine. Il fait déjà nuit dehors, on est bien. Quelque part une chaudière ronronne. J’ouvre mon ordinateur et fait semblant de travailler à ses côtés en lui jetant de temps à autre un coup d’œil. Ses doigts sont déformés par l’arthrose comme les branches noueuses d’un arbre qui aurait beaucoup vécu. Elle avance bien et vite. Son stylo gratouille la feuille.

- Ah, j’ai déjà gratté tout ça ? Tu veux que je te lise ce que j’ai écrit ?

- Non, pas tout de suite maman, après, quand tu auras terminé.

Et elle se remet à écrire. J’ose à peine respirer de crainte qu’elle ne perde le délicat fil de la mémoire

Les débuts ont été pourtant difficiles. D’anciennes angoisses scolaires refaisaient surface. Lilyane avait peur de mal faire, de mal écrire. Sans doute, des souvenirs de brimades, des paroles cassantes et définitives prononcées par des instituteurs bien peu pédagogues. Elle en a reçu des coups de règles sur les doigts Lilyane pour l’empêcher d’écrire de cette main gauche qui voulait s’exprimer à la place de la droite ! Lilyane est toujours cette petite fille qui n’a pas confiance en elle, qui pense avoir une écriture laide et indéchiffrable et qui a peur de se faire taper sur les doigts. Elle maudit cette graphie comme si elle était le miroir d’une âme qu’elle juge mauvaise et inapte.

Une souffrance qui s’ajoute aux autres.

- Ah, ce que j’écris mal aujourd’hui, répète-t-elle en soupirant. Je ne vais pas arriver à me relire.

- Mais, non maman, c’est très bien ce que tu écris, je suis fière de toi.

Revigorée, elle continue, puis s’arrête à la fin de la deuxième page du grand cahier.

- Cette fois-ci, je crois que c’est bon !

Lilyane se fatigue vite. Elle me lit son texte, bute un peu sur certains mots qu’elle n’arrive pas à relire. Sa voix est claire et limpide, tout comme la cascade de son rire cristallin que j’aime tant entendre. Elle n’a pas ce timbre cassé des personnes âgées. Je suis à chaque fois émerveillée par la fraîcheur et la fluidité de son style, son élégance. Lilyane écrit comme elle parle, avec aisance.

Puis, sous sa dictée, pour en conserver une trace, je tape son texte à l’ordinateur. Je sais qu’elle a déjà détruit plusieurs cahiers de mémoires en les brûlant. Alors, je suis prudente. Ensemble, nous retravaillons le texte, précisons certains détails, corrigeons de petites maladresses, gommons des répétitions. Je lui relis une dernière fois. Elle est contente. Ses traits tirés par la fatigue à mon arrivée, sont plus détendues, ses joues rosies.

Les bénéfices de ce travail pour Lilyane sont réels et tangibles. Au fil des séances, écriture et mémoire s’assouplissent, les mécanismes de résistance s’amenuisent, les mots se délient, la pensée se densifie. Elle lâche prise parfois aussi, pleure aussi un peu…et moi avec elle. La photographie joue son rôle de tremplin et de catalyseur des souvenirs. Lilyane s’y plonge pleinement en retrouvant des sentiments, des événements, des sensations. Quelque chose en elle se restaure. « En régurgitant mes souvenirs, je me recentre a-t-elle conclue à la fin de l’une des séances. » Désormais, quand Marcel rentre du bridge, elle aussi a accompli quelque chose, a des histoires à raconter. Elle lui donne son texte à lire, il est émerveillé : « tu pourrais être publiée ». Elle fait sa modeste : « c’est grâce à ma Catherine ». Ensuite, elle fera lire ses textes à chacun de ses quatre petits-enfants qui passeront la voir. Elle sait désormais qu’il y aura d’autres lundis, que nous continuerons à débobiner le fil de son histoire pour en faire un recueil de textes et images. Je lui ai promis. Lilyane a désormais un projet.

Il n’y a pas que Lilyane qui tire

des bénéfices de cette expérience. De mon côté, j’apprends à mieux connaître ma mère, à l’écouter, à vraiment l’entendre. Je m’aperçois que depuis des années, je m’évertuais dans différents projets littéraires ou photographiques à découvrir des secrets cachés dans les photos de famille des autres, alors que tout était là, à portée de main, dans cette petite cuisine-matrice où des fils se retissent. Ceux de l’Histoire, de la filiation, de l’intimité, du temps, de la mémoire…Je comprends que Marcel ait du mal à pénétrer dans la cuisine quand il revient du bridge.




Enfants, nous ne regardons que de manière lointaine les photos de famille, agacés par les commentaires toujours identiques des adultes. Des mots érodés qui glissent sur des images jaunies. Nous ne faisons que survoler l’histoire de nos parents, indifférents finalement. Tous ces étrangers qui peuplent nos albums, ces morts, de pures abstractions pour nous, du passé…

Mais en travaillant avec ma mère, je les regarde vraiment, comme jamais. Mieux, je suis dedans, dans la pulpe de l’image et du temps retrouvé, aux côtés de la mignonne petite Lilyane de 6 ans qui a toujours sur les photos les poings serrés de révolte. Avec elle, je ressens cette angoisse d’enfant battue par sa mère, je revis les premiers émois de la jeune fille amoureuse dans sa robe fleurie qui lui fait une taille de guêpe, je partage des moments de complicité avec sa cousine, je ressens son immense amour pour ce petit frère « qui était si mignon et qui a pourtant bien changé, maintenant ». Je suis cette petite fille dont le papa s’en va à la guerre, je suis cette enfant ballottée sur les routes de l’exode, je suis cette femme dont le destin sera toujours de partir, de s’exiler, je suis cette dame dont les années sont désormais comptées. Je reconnais mes yeux dans les siens. Lilyane, je ne l’avais jamais vue finalement. Je la comprends enfin.

Il est déjà 18h. Marcel rentre de sa séance de bridge et n’ose pas venir nous déranger dans notre cocon tant notre intimité lui semble grande et précieuse.

Précieuse, oui car le temps est compté et il y a encore beaucoup à écrire.

Je reviendrai la semaine prochaine.




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